J’ai épousé un Décroissant

Au départ, Léonard, dit le Léo, était un mec normal. Je l'ai rencontré dans une brocante musicale, vieux meubles et tango, j'aurais peut être dû me méfier.
 
Le Léo était un garçon aux yeux un peu vagues, ni bleus ni gris ni verts, et il portait par dessus des lunettes qu'il remontait sans cesse avec un doigt. Le Léo travaillait dans la publicité. Il n'avait rien de publicitaire, ce garçon, mais il avait fait des études de lettres et ne s'appelait pas Jean-Paul Sartre. Alors il écrivait les slogans et les textes de plaquettes destinées aussi bien aux cellulaires, qu'aux dents blanches ou aux alèses pour chiens.
 
Moi, je travaillais à la Poste. Je faisais guichetière et ça devenait compliqué avec tous leurs produits financiers. L'impression de travailler dans une banque, les sous en moins et le service public en plus. Ou l'inverse, je m'y perds. Je faisais les brocantes et je retapais des meubles. Je lisais aussi beaucoup, même à table, avec les autres, j'habitais en colocation. Mes colocataires, une fonctionnaire des impôts et une douanière des airs, disaient que j'étais devenue une vraie ourse pas léchée, et que je ne trouverai jamais de jules à mon pied.
 
Avec le Léo, on avait ensuite décidé d'aller au cinéma. C'était un autre soir. On a vu un film, j'étais surtout occupée à me demander si on allait conclure, et si oui, à quelles conditions. J'aimais le côté lunaire de ce garçon, mais il était plus jeune que moi, je me sentais vieille, je croulais vers la quarantaine. Lui, il croyait visiblement que j'étais du même âge que les poupées russes du film. Il me disait, c'est fou comme c'est flou, hein, notre génération non ?
 
–          Bof, j'avais répondu, je suis pas mannequin, je parle que le français, je bosse à la Poste, et accessoirement, je vais souffler mes 38 candélabres le mois prochain… alors bof quoi.
 
Ca ne l'avait pas découragé, l'âge, et on avait conclu, en mangeant des chips sur un banc dans un jardin, tout en buvant à même au goulot de la bouteille, un rouge qui fâche pas la cervelle.
 
Quelques mois plus tard, je suis venue habiter chez le Léo. Il y avait des tas de gadgets, reçus en cadeau dans le cadre de son travail. Un sèche-maillot de bain, un peigne à eau, avec un pshitt comme pour les fers à repasser, un appareil qui faisait des sons, des images et des sous-titres, un télévision quoi. Je ne vivais pas dans le dénuement mais j'étais assez éloignée de la haute technologie. C'était surtout les vieux meubles à retaper qui me plaisaient, et il y avait déjà assez de boutons à pousser à la Poste. Sinon, je lisais, je lisais de plus en plus car le vie était de plus en plus sans intérêt, guerre et guerre. Cette occupation ne concernait aucunement la haute technologie, qui n'avait pas encore inventé d'appareils pour m'empêcher de lire.
 
La vie avec le Léo était plutôt facile. Léo parlait peu, il prenait aussi pas beaucoup de place. Il était tendre, il aimait faire la cuisine et ranger les chaussettes deux par deux. Il était bien une peu casse-pied avec ses appareils divers et variés, mais il jouait avec surtout quand je dormais. Je dormais beaucoup, dix heures par nuit. Le truc pas facile, c'est qu'il fallait s'occuper ensemble. Faire les brocantes, j'aimais bien, mais parler à table, par exemple, ou voir quoi acheter comme meubles plein de boutons, c'était la tasse, et je n'avais plus assez de temps pour lire.
 
De fait, j'étais là, sans être là. Dans ses bras, au milieu des multiples boutons, lit inclinable et ordinateur portable. Le dos contre son dos, je dévorais des pages et des pages, et le monde s'éloignait. Je le reconnais, c'était faux. Il s'éloignait parce que j'avais le dos de Léo contre le mien. Si cela avait été le mur, le dos, je ne me serai pas éloignée comme ça, le monde aurait gardé tous ses dangers et son ennui. Arrimée à Léo, je pouvais ainsi m'en éloigner, la vie malgré tout était là, contre moi.
 
Mais en fait, le Léo, s'il parlait peu, en fait, c'est que je parlais pas, je n'avais pas réalisé ça. Qu'il en souffrait et que j'ai dû, en quelque sorte, participer au processus de contamination. Je l'ai isolé, dans son mal, quand il a été atteint du syndrome de la décroissance, qui a débuté par la maladie de la publicité. Je n'ai pas su l'écouter et c'est sans doute pour ça qu'on en est là, aujourd'hui. A vivre dans un cabanon, au fond de la forêt, avec nos peaux de bête et le feu qui s'éteint tout le temps.
 
Léo avait en effet de plus en plus de mal avec la publicité. Il partait travailler en avalant des cachets, et le soir, il buvait trop. Il n'y avait jamais vraiment cru mais là, les forces de persuasion l'abandonnaient. Il disait que les publicitaires étaient des putes qui ne vendaient même pas du plaisir, que de l'air et de l'air empoisonné. Tout sourire, avec les fesses de la pétasse ou le rire du petit enfant, on envoyait les gens se faire tuer sur les routes, s'engraisser de mauvaises graisses, se ruiner en appareils technologiques à hautes émissions radioactives…
 
–          Le temps viendra, criait-il en arpentant l'appartement comme un dément, où l'on verra même des petits enfants poser pour des mines anti-personnel !
–          D'accord, je disais, mais parle moins fort, je lis, chérichou.
 
Il devenait nerveux, agité. Il disait qu'il allait donner sa démission et vite fait, bande d'enculés. Il avait lu un article dans Télérama sur les profs dans les banlieues difficiles, humanitaires de l'Education nationale. Il avait écrit dans les collèges et lycées des Zep les plus pourries mais fallait le concours, même si on se faisait des couilles en or dans la publicité. A que ça ne tienne, il allait le passer, ce concours, il avait un Dea de lettres modernes, il y arriverait bien !
 
Je laissais causer et je tournais les pages, la vie était ailleurs comme dirait l'autre.
 
Quelques semaines ont passé. Je retapais mes meubles, vendais mes placements financiers et mes timbres dans l'industrie publique, et le Léo allait travailler de plus en plus déprimé. On se parlait, mais de moins en moins. Disons qu'on se parlait dans les allées des brocantes, je daignais lui résumer certaines de mes lectures et lui, quand il commençait à s'emballer sur ces produits à plaquetter, slogandiser, je fermais mes écoutilles.
 
Un jour, ce fut le printemps. Léo avait un jour de congé, j'étais à la Poste, et il est rentré dans une salle de cinéma. C'était un documentaire sur les Indiens d'Amazonie, suivi d'un débat. Il a eu un choc. Au boulot, il était en train de plancher sur le dernier modèle des usines Renault, une sorte de tank pour famille nombreuse ou même pas, qui mangeait comme quatre et trouait la couche d'ozone rien qu'en pétant dans son garage. Alors la forêt de l'Amazonie, avec le grand chef et les transes, la liberté des petits enfants, les femmes aux seins libres, et nus, ça l'a frappé en pleine poire. Le débat ensuite portait sur la menace de la modernité concernant cette tribu, sans oublier le massacre arboricole, à cause de la Transamazonienne et les gaz d'échappement, je vous résume. Il y avait un représentant de la tribu, assis quasi tout nu sur l'estrade, et son air calme, au-dessus de tout ça, les grosses voitures, les appareils à boutons, avait complètement subjugué le Léo.
 
La vie, elle était là.
 
Le soir, je l'ai retrouvé prostré dans le noir. Il était en état de stupéfaction, tout tremblant de larmes et de sanglots, la transe amazonienne. Le lendemain, il a descendu tous ses gadgets à la poubelle. Il est parti travailler en pleurant, ça m'a choquée, j'ai eu du mal à pratiquer le taux d'agios et la lettre pour Bamako, elle erre encore à Lhassa. Je n'aime pas voir le Léo pleurer, un homme, ça ne pleure pas, la roche s'effrite, sinon.
 
C'est un collègue qui l'a ramené le soir. Il paraît que le Léo, au cours d'une réunion, dont l'objet était une publicité pour des tagliatelles au saumon pour siamois, avait éclaté littéralement. Il avait traité le chef de projet de nazi, à donner à bouffer aux chats quand les petits Africains crevaient de faim sans même un grain de riz à mâcher.
 
–          Vous êtes un collabo ! Hurlait le Léo. Vous participez à la mort de milliers de gens en faisant ce que vous faites, travailler pour un enculé qui va s'en mettre les poches rien que parce qu'il vend de la bouffe de luxe pour chats ! Nazi ! Assassin ! Vous vous enculez tous en couronne, et le reste du monde n'est qu'une fosse bonne à récupérer vos ordures !
 
Bien sûr, il était viré. Le Léo, je l'ai vu sourire pour la première fois depuis longtemps. Il était heu-reux de ne plus aller bosser avec ces assassins, il m'a dit, et arrête de lire quand je te cause.
 
A commencé alors le syndrome de décroissance. Il a décidé d'abord de débarrasser toute la maison des objets superflus. Le superflu a touché beaucoup de monde. Dont la machine à laver et le frigidaire, accusés de consommer beaucoup d'énergie.
 
–          Ce sont des tueurs, il m'a très sérieusement expliqué, ils bouffent énormément de pétrole, et quand tu vois la réduction des ressources, le mal fait aux peuples aux sous-sols concernés, sans oublier la pollution…eh bien, basta, à la porte !
 
Je n'ai pas tiqué. Du moment que ça m'empêchait pas de lire et les pâtes, elles n'ont pas besoin de frigidaire pour vivre. Pour se changer les idées, on est partis le We à la campagne. J'aime bien marcher, le Léo aussi, on a passé le premier bon moment depuis longtemps ensemble. A un moment, on a dû franchir des fils électriques pour traverser un champs squatté par une bande de vaches. Le Léo a pesté contre l'instinct de propriété des hommes, qui n'ont rien trouvé de plus intelligent à faire que de mettre des fils électriques dès qu'ils ont un carré d'herbe à eux. J'ai rien dit. Je m'en tapais à vrai dire des carrés d'herbe et des barbelés.
 
Une fois dans le champs, voilà que le Léo, il est resté pâmé devant les vaches. A leur parler, à leur flatter le museau, quand il a réussi enfin, au bout d'une demie heure de patients travaux à les approcher. J'étais partie depuis longtemps, vous imaginez bien. Je lisais contre un talus, la vallée à mes pieds, et à un moment, quand j'ai levé les yeux, j'ai vu le Léo en larmes.
 
–          Pauvres vaches, il sanglotait, elles vivent leur vie dans un carré d'herbe et elles finissent à la boucherie…
 
J'ai soupiré.
 
–          Léo, je lui ai dit, les vaches, elles sont pas comme nous, leur idéal de vie, c'est un champ, de la bonne herbe et basta !
–          Et l'abattoir, il a gueulé, tu crois que c'est leur idéal de vie ?!
–          Non, j'ai répliqué, mais la mort des vaches, y a plus grave que ça sur terre…
–          La merde, elle commence là ! il a crié encore, la mort derrière notre dos, confortable et aveugle, c'est là que tout démarre ! On n'imagine pas toute la souffrance et le cynisme qu'il y a sous la cellophane qui enveloppe notre bidoche dans les supermarchés !
 
Personnellement, je ne voyais pas pourquoi le destin des vaches devait nous pomper notre vie, déjà assez pompée comme ça. On aime les animaux mais on les mange quand même, comme dit la Souche, et c'est tout. Et je ne voyais pas bien le rapport avec la publicité, originellement, je veux dire. Mais le lundi, il est devenu végétalien, carrément. On pue le meurtre, il m'a dit, et il m'a regardée, dégoûté, me faire cuire une escalope de veau comme si j'étais une criminelle de guerre ethnique. Un ancien collègue à lui est passé, le lendemain, pour voir comment ça allait.
 
–          Ca va ?
–          On commence par tuer les bêtes, on finit par tuer les hommes…
–          Hum, hum… on a décroché le contrat pour la nouvelle Clio, super non !
–          C'est quoi le rapport Léo ?
 
Moi, énervée, levant le nez de mon bouquin.
 
–          On a oublié que les animaux, c'était la vie, aussi… après, on fait pareil avec les hommes… en dévitalisant tout organisme vivant, on finit par la déshumanisation… on oublie par exemple que les Sdf, c'est la vie aussi…
–          Mais ton grand chef amazonien, il les bouffe bien tes putains de bestioles!
–          Ils tuent pas en quantité, juste ce dont ils ont besoin, et ils n'ont pas le choix, eux… sans compter qu'ils ne fabriquent pas de Toyota, de Clio et autres merdes puantes !
–          Hum hum… t'as vu les spots pour la nouvelle Contrex ? A roucoulé son collègue. C'est justement dans une tribu toute nue ! Y a de plus en plus de nature dans la publicité ! Y a une véritable prise de conscience !
–          Une prise de conscience…
 
Le Léo a dit ça comme s'il allait vomir.
 
–          Encore du verni, du kitsh, de la putasserie… on recouvre chaque objet vendu de sa couche de nature et d'humanisme, pour faire croire aux gens que la vie reste là… mais derrière ta putain de Contrex combien de bouteilles de plastique fabriquées et jetées dans la nature hein ? Que pèse un putain de verre d'eau ultra naturelle contre toute la merde qui l'accompagne autour ?
–          Tu serais pas devenu un peu nazi ?
 
S'est décidé à demander le collègue, chef de projet chez Yabonspot, la boîte de publicité où travaillait encore il y a peu le Léo. Le collègue qui commençait à se sentir agressé, comme moi avec mon escalope de veau, le soir dernier.
 
–          Jamais entendu dire que les Nazis aimaient la vie et la respectaient, au point de s'abstenir de tuer animaux comme êtres humains… au point de respecter aussi notre support à tous, la Nature… a craché le Léo.
–          C'est une image… a bêlé le collègue.
–          Tu nous fais chier, Léo, on va quand même pas revenir à l'âge de pierre ! Pauvre con !
 
Moi. Qui commençais à en avoir ma claque. Et qui m'en ai pris une, par retour de proposition interrogative.
 
–          Eh bien, je vais vous laisser, a bafouillé le collègue en se levant, je vois que vous avez de quoi vous occuper…
–          C'est ça, casse toi, connard, a braillé le Léo, va vendre ta merde, t'en foutre plein les poches et voter écolo ou Besancnot, à la prochaine élection !
–          Je ne vote pas, a protesté dignement le collègue, je fais partie du comité de soutien pour la reconnaissance du bulletin nul.
 
Moi, j'ai rien dit, ma joue me cuisait. Le Léo s'est vaguement excusé. J'ai eu du mal à lire ce soir là, le dos de Léo était dur comme de la pierre, justement. J'ai tenté une approche sexuelle, mais le Léo m'a dit de ne pas mal le prendre, mais j'avais dans la bouche un goût de viande morte qui lui soulevait le cœur. Le mien s'est serré, je me sentais perdue.
 
Le lendemain, l'appartement s'est transformé en un véritable bazar. Le Léo a sorti tout des placards, objets, vêtements… il les a tournés et retournés dans tous les sens pour voir quelle était leur origine. On aurait dit un maniaque de la pureté ethnique, sauf que c'était des objets. Tout ce qui provenait d'un pays du Tiers monde a été jeté à la poubelle. J'ai juste pu sauver une petite robe, made in Vietnam, en jurant sur ma vie qu'elle m'avait été rapportée par une amie vietnamienne, suite à son voyage dans le pays de ses parents, où bien entendu, elle n'aurait pas acheté des vêtements provenant d'ateliers d'exploiteurs d'enfants.
 
Le Léo, j'ai appris ça par Sos Conscientisation, était atteint du syndrome de la décroissance. Comme le poulet et sa grippe aviaire, un certain nombre d'individus en était la cible. Des gens qui refusaient ce qu'ils appelaient le mythe de la croissance perpétuelle comme solution et bonheur de l'humanité. Qui, en conséquence prônaient la décroissance. Qui passait par le refus d'acheter des biens propres à l'animal occidental moderne, fabriqués dans des pays exploités par la volonté de croissance de cet animal là, des biens qui avaient, qui plus est, la fâcheuse conséquence de polluer et de mettre en danger la Planète. Cette attitude s'accompagnait généralement d'une alimentation végétalienne. Au nom de la vie, et par refus de cette facilité avec laquelle l'homme moderne tuait à la chaîne pour se nourrir et s'enrichir. Au nom du refus de la sur-consommation, qui s'adressait à tous les pôles de la vie, dont l'alimentation, grasse et riche. Au nom, enfin, du retour à la nature.
 
Dans l'appartement nu de tout, j'ai voulu boire un coca, conservé dans le garde-manger de la fenêtre. Bien sûr, tous les cocas avaient été bazardés. J'ai bu un verre d'oranges bio pressées, en grignotant tristement une galette de riz bio avec de la crème d'algues étalée sur le dessus. J'ai mis le nez dans un de mes livres mais le Léo s'est mis à me causer.
 
–          Tu crois que la vie est dans tous ces bouquins ?
–          Nan, j'ai marmonné.
–          Ben alors, pourquoi tu lis ?
–          Et toi, pourquoi tu vis hein ?
–          Ne joue pas à tordre les choses, il a répliqué, tu n'y es pas, jamais, tu t'es coupée de la vie ! Tu vis dans une illusion !
–          Nous sommes une illusion, j'ai dit ça pour dire quelque chose, vu qu'on sait rien de toute notre vie sur avant, après, qu'est-ce que tu viens m'emmerder ? Au moins je tue personne, et je pollue pas avec mes livres !
–          Tous ces arbres hein ! Il a braillé. Tués pour que soit imprimé de l'illusion, de la fuite… et ça permet aux autres tueurs, ceux qui lisent pas, de saccager la Planète tandis que les tueurs aux livres à la main ne voient rien !
–          Dis donc mec, j'ai dit calmement, tu nous ferais pas une sorte de complexe à la Jésus bio ? Tu te prendrai pas pour le Mahatma Gandhi en personne ?
–          Fous toi de ma gueule, il a encore gueulé, quand donc ouvriras-tu les yeux ?
–          Personnellement, je vais les fermer, j'ai répliqué, vu que je vais me coucher, ciao.
 
Je suis partie dans la chambre, pour m'apercevoir que le lit, made in America avait disparu étant donné que George Bush avait refusé de signer les accords de Kyoto. Il restait un drap de gros lin, appartenant à la grand-mère du Léo, et pour tout matelas, une couverture de laine acheté à un berger pyrénéen cet été.
 
J'ai pris mes clics et mes clacs, et je suis partie dormir chez mon ex colocataire, la fonctionnaire des impôts, qui vivait dans le péché. En effet, elle partageait désormais ses jours avec un gestionnaire de portefeuilles d'actions d'entreprises pétrolières, il gagnait en un mois ce qu'un agriculteur bio gagnerait en trois siècles. Quand je suis arrivée, ils étaient en train de manger un énorme rôti de bœuf, en buvant le vin d'un exploitant vinicole appartenant à la famille diabolique des Rothschild, assis sur un canapé fabriqué en Asie du sud-est, qu'ils avaient choisi pour son verni mensonger, façon vieille Chine.
 
Ils m'ont dit que Léo était peut être dans une secte. J'ai fait non de la tête. Le Léo n'a jamais supporté les groupes de plus de deux personnes, et à l'armée, il a fini au gnouf, tout seul, tout content, dans sa cellule unitaire. Ils m'ont demandé comment je voyais l'avenir avec lui et son syndrome de la décroissance. Est-ce que c'était guérissable ? J'ai dit que je ne savais pas. Il n'y en avait pas un seul livre ici, je devais répondre à leurs questions droit dans leurs yeux. J'ai dit que je ne voyais pas le Léo redevenir comme avant, parce qu'avant, il n'était pas bien, non plus.
 
–          Il faut que tu le quittes alors ! S'est finement exclamé l'homme aux portefeuilles pétroliers.
–          Je n'y arriverai pas… j'ai murmuré.
–          Tu dois prendre sur toi, s'est exclamé à son tour ma copine, il n'y a plus d'avenir entre vous deux !
–          Mais c'était bien avant, j'ai pleurniché, ça va peut-être revenir…
–          J'ai un bon copain, a commencé l'homme aux portefeuilles, il travaille avec moi dans la finance, mais sa voiture n'est pas trop grosse et ses fringues sont made in Normandie…
–          Non, j'ai crié, je ne veux pas !
–          Allons, allons… a tempéré ma copine, reste chez nous quelques jours, et après, tu verras bien.
 
Elle avait raison. Je ne pouvais pas retourner comme ça, chez moi, chez nous. Sans avoir réfléchi. J'ai dormi dans des draps made in India, et le matin, je me suis levée, en mettant mes pieds sur un petit tapis rapporté du Maroc et sans doute fabriqué par des enfants de six ans battus à volonté. J'ai bu mon café tiré d'une exploitation argentine, très certainement aux mains d'un tueur d'Incas, tout en avalant des corn flakes, sorties des usines de cet assassin planétaire qu'est le groupe Nestlé.
 
Puis je suis partie travailler à la poste, mais je n'y étais pas. Je n'y suis jamais mais là, j'étais vraiment ailleurs, et mal. Mal avec le Léo bio, et mal avec ma copine et son portefeuille sur-adaptés à ce monde. Pour la première fois de toute ma vie, je me suis demandé où était ma place. Sur Terre, carrément. Je suis restée quelques jours à partager la vie criminelle de ma copine et de son jules. Je suis partie le lendemain du soir j'ai été contrainte d'assister à un dîner d'investisseurs à grande échelle. Leur conversation argentière m'a porté sur le cœur, ou alors c'était le poulet aux olives, j'ai trouvé leur existence aussi vide que grasse. Je me suis même demandé si je n'étais pas atteinte du syndrome de décroissance, quand dans la rue, la masse des objets et la tête des gens m'ont donné encore envie de vomir. J'ai d'ailleurs vomi dans un caniveau, tandis qu'un Sdf fouillait une poubelle pleine de choses sales, mais vraiment sales.
 
L'appartement était vide. Le Léo était parti. Il m'avait laissé un mot, écrit au charbon de bois sur le mur nu. Il me disait qu'il était parti vivre dans une cabane, au milieu d'une forêt, au sud de la France, et qu'il m'aimait, malgré que je mange de la viande, porte du H&M et travaille dans un lieu où transitait beaucoup d'argent sale.
 
Il m'avait jamais dit ça, qu'il m'aimait.
 
Alors, si on considère le fait que mes contemporains, ceux que je connaissais, je ne les aimais plus, qu'ils soient placeurs boursiers ou cégétistes passionnés, et que sur cette Terre, je n'avais que Léo, je suis partie le rejoindre. On n'a pas trente six mille amours, on n'a pas trente six milles places sur cette Terre.

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