La fille du cheval roumain (la suite)

Je suis arrivée au bar un peu déprimée par ma réunion avec Louis XIV et ses ouailles (nous). Je n'étais pas spécialement ravie à l'idée d'une « fusion », ou d'un « rapprochement » avec nos homologues de la Banque artistique, qui tendaient à se prendre pour les Mazarins du buveur de chocolat mousseux, ce qui se traduisait par des messes basses dans les couloirs et en réunion, sans oublier un traitement de nous, les gens du placement, pour le moins aristo-ploucs (ici, aux pieds, couché, pas bouger). Je sentais surtout que j'allais avoir des tas de couches de chefs au-dessus de moi, madame Irma, monsieur Henri, Louis XIV, Goebbels (son directeur de cœur, un épouvantable pervers crypto-nazi des milieux professionnels qui, en plus, ne s'adressait qu'à vos seins ou à votre derrière), sans oublier Quick et Fluke, deux jeunes cadres dynamiques au service du Roy, plutôt sympas mais pas fort épanouissants pour la self-confidence et l'indépendance d'esprit.
 
J'ai raconté ça à Aveline qui a aimablement compatit. Elle travaille chez elle, en free lance, maquettiste et graphiste, elle galère parfois 20 heures par jour pour un contrat juteux à ne pas laisser passer, mais elle n'a personne sur le dos et comme elle commence à être un peu connue dans le milieu, voilà qu'elle va embaucher une assistante, pour l'aider.

  • Viens bosser avec moi, Marie, on va bien s'amuser!
  • Je sais pas dessiner et j'ai aucun sens artistique.
  • Tu écriras les chapeaux!
  • Avo, faut pas tout mélanger, Shéhérazade ne peut pas être patronne le jour et conteuse la nuit…
  • T'as raison bouffite, je te vire.

Et elle a poursuivit son histoire.

La fille du cheval roumain, Iréna donc, avait enfourché Gricha, le cheval, pour tenter sa chance ailleurs (et lui sauver la peau sur les os). Ils ont galopé longtemps, longtemps, traversant Bucarest de nuit et ça valait mieux, c'était pas beau. Plein de béton et de grandes avenues vides, le cheval n'aimait pas et Iréna avait la nostalgie de ses Carpates sauvages où les ours, parfois, viennent visiter votre sac à main la nuit.

Ils continuent jusqu'à la frontière avec euh un autre pays, qu'ils franchissent d'un seul bond, l'Europe européenne, c'est-à-dire riche et protégée, n'est plus très loin. Les voilà à Paris. Ils font sensation, la police de Sarko n'est pas montée, les gardes Républicains ne servent qu'à faire joli (bof), il n'y a donc personne pour rivaliser avec eux dans la capitale.

  • Vos papiers! Demande un policier préposé à cette phrase.

Le cheval sort son carnet de vaccination et Iréna, sa médaille de la saint-Jean coincée entre ses mamelles chevalines. Le policier manque de tourner de l'œil (quelle paire mazette). Ils en profitent pour s'esquiver et, sur les conseils amicaux d'un jeune roumain (ou roumaine) rencontré par hasard dans le bois de Vincennes, ils vont dîner aux restos du cœur de la Villette. Iréna parle français, sa mère a fait la route, en France, dans sa jeunesse. En discutant avec une des dames patronnesses, elle dégote le nom de la fille de cette dame à contacter, Rosie, qui travaille dans un cirque qui cherche, justement, une écuyère.

  • ça c'est du bol, je dis pensivement le nez dans mon rouge, moi, dame cheval ou pas, j'aurais jamais ce bol là…
  • Tout le monde ne naît pas princesse, me rétorque Aveline.

Le lendemain, Iréna appelle Rosie.

  • Yeaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaah! Glapit cette dernière au téléphone. So lovelyyyyyyyyyyyyyyy! So greattttttttttttttttttttttt!

Iréna a quelque difficulté à faire coller le portrait de la fille Rosie avec la mère, dame patronnesse, Maïté de Castillac. Elle lui explique qu'elle est partie de Roumanie à dos de cheval, une merveilleuse bête, et qu'elle désire postuler au poste d'écuyère.

  • Are you en règle concernant your papiers? Demande Rosie d'un ton moins enjoué.

Iréna est surprise, elle pensait les gens du cirque plus souples que ça, en tout cas moins bureaucratiques que les agents de Police préposés à la phrase.

  • Roumania is very bientôt dans la Communauté de l'Europe, elle plaide, no need papiers…
  • I regret my girl, rétorque Rosie, we don't want to have problems, if you work for us, you must have papiers en règle!

Et elle raccroche, vlang. Iréna a le temps de se demander pourquoi la fille de Maïté de Castillac parle anglais (un anglais bizarre) et non pas français, avant que cela ne cogne à la cabine de téléphone.

  • Vos papiers! Braille un agent de police posté devant.
  • OOOh shit! Elle a envie de hurler.

Gricha, resté devant la cabine, mordille l'épaule du policier. Qui du coup se retourne et lui flanque un coup de matraque électrique. Ce qui ne plait pas à Gricha. Qui lui envoie une volée de coups de sabots. Le flic est par terre, en sang. Gricha et Iréna s'enfuient.
 
Au soir venu, en écoutant la radio dans un magasin de vêtements, Iréna apprend qu'un agent de police a été retrouvé en sang, après un guet-apens, organisé par 50 jeunes de banlieue, qui l'ont ensuite lâchement caillassé. Iréna se sent mal. Ce n'était pas bien de frapper ce fonctionnaire, c'est moche de faire porter le képi à d'autres… en même temps, ils n'avaient pas le choix, elle et Gricha. Que faire ? La vendeuse la regarde d'un air dégoûté, en se pinçant le nez, elle sort un vaporisateur qu'elle actionne vigoureusement dans le magasin (en direction d'Iréna), ça sent le cheval, elle râle avec force pantomimes de dégoût, ralalala, cheval numéro 6 de chez Dehors…
 
Iréna sort, très triste. Que va-t-elle devenir ? Elle est seule, eh je suis là moi ! (le cheval), sans domicile fixe ou non, sans un sous…

  • C'est Zola c't'histoire ma petite, je ricane à Aveline.
  • Non, c'est la vie, elle me réplique.

Errant dans les rues, poursuivie par une cohorte de fonctionnaires de police (vos papiers !), elle réussit à leur échapper en sautant très très haut par-dessus un mur (contre lequel ils se fracassent comme dans les films), et là voilà atterrie dans un jardin.
 
Dans le jardin, il y a un petit garçon assis dans un fauteuil roulant. Il a de longues boucles noires, des longs cils bruns,  un visage à la peau brune, en un mot, une tête de petit gitan.

  • Qui es-tu toi? Demande-t-il à Iréna.

Il a parlé la langue des Roms. Iréna sent comme un soleil dans sa poitrine.

  • Je suis Iréna, from Carpates, and you euh et toi?
  • Je m'appelle Miro, je viens de Bosnie, je suis gitan d'Herzégovine…
  • Encore! Je m'exclame. Y sont partout ces Bosniaques! (ce qui me rappelle de téléphoner vite vite à Hanan que j'ai un peu délaissée avec tout ça).
  • Chut… proteste Aveline.
  • Je peux continuer? S'agite Miro.
  • Vas y! Je lui dis, un peu honteuse.

Le petit garçon vit tout seul avec son grand-père et sa grand-mère. Ses parents sont des gitans qui font de l'import-export sur les routes d'Europe et d'Asie, la caravane de la soie, ils lui ont promis Pékin pour ses 10 ans et il attend. Dans son fauteuil roulant. Le jardin est joli, très vert, avec des fleurs que je connais pas le nom.

  • ca sent bizarre… il fait en fronçant le nez. Tu sens comme une fleur…
  • Des géraniums et des bégonias, je précise, c'est ça les fleurs du jardin.
  • Euh… fait Iréna à l'enfant, avec sa bonne vieille douleur d'odeur qui lui remonte à la gorge.
  • Le lilas? Tusens ça? Insiste le gamin.
  • Le cheval, répond le cheval.
  • Merci mec, fait Iréna à son cheval.
  • Pourquoi tu es dans ce fauteuil? Lui demande Iréna.
  • Pour faire joli, répond le garçon.
  • Non?!
  • Non! Quelle gourde! J'ai perdu l'usage de mes jambes pendant la guerre… un obus…
  • Ah…
  • Je peux même pas passer au Guerréthon! Il soupire. La guerre, on est trop de gens…
  • Sûr, répond Iréna mal à l'aise.

Elle a du mal à détacher ses yeux du spectacle de ce petit garçon cloué sur sa chaise.

  • Et toi? Qu'est-ce que tu fais là?
  • Je… Iréna prend une inspiration. J'essaye de faire ma vie…
  • De trouve un mec! Ajoute Gricha, tout joyeux.
  • Ah, pas facile, y a déjà beaucoup de Françaises toutes seules, soupire le gosse… alors…
  • C'est pas tout ça! Me fait Aveline, c'est l'heure que je file prendre mon train!
  • Ah non! Je proteste. Je veux connaître la fin!
  • Tu attendras la semaine prochaine, je vais voir ma grand-reume les jours qui viennent!
  • Ah non!
  • Eh si! et passe voir ta baba, ça n'a pas 20 ans devant soi une baba!
  • Je dois la voir ce week-end…

Et Aveline file telle la bise, sa carte orange en main, ses nombreux foulards, sacs et parapluies dans les bras.
 
Je rentre chez moi, je pense à un petit garçon assis dans un fauteuil roulant au milieu d'un jardin parisien. En arrivant à Tintamarre, je sers longuement Ernesto dans mes bras comme si c'était mon fils sauvé des eaux. Lâche moi, il me fait, tu sens le cheval. Je ris, jaune, me renifle, ras, et m'en vais me coucher.

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